Certains joueurs, quoi qu'ils fassent, seront toujours sous-estimés. Mêmes leurs plus belles prestations passent presque inaperçues parce que leur jeu est essentiellement fait de sobriété et de justesse, qu'ils pensent avant tout à faire le boulot pour l'équipe et se contrefichent de leurs statistiques individuelles, contrairement à un certain attaquant portugais du Real. Yohan Cabaye appartient à cette catégorie. A Lille, avec qui il a gagné le championnat, on ne le considérait que comme un membre de la triplette complémentaire qu'il formait avec Mavuba et Balmont. A Newcastle, il faisait partie des meilleurs milieux de Premier League, mais aucune grosse cylindrée n'a jamais jugé bon de le débaucher.
En équipe de France, il a signé un Mondial brésilien remarquable dans un rôle de libero de l'entre-jeu, à la fois sentinelle et rampe de lancement. Les médias ont souvent mis en exergue les performances de Pogba, plus flashy, et Matuidi, plus marathonien, en oubliant que Cabaye était la pierre angulaire du 4-3-3 et la meilleure garantie de l'équilibre de l'équipe. C'est parce qu'ils l'avaient dans leur dos et savaient qu'il sauverait la baraque si besoin que ses deux compères du milieu pouvaient se projeter vers le but adverse. Et non content de ne pas lui tresser les lauriers qu'il aurait mérité alors, on lui en a ensuite mis plein la figure lors de son passage à Paris: injuste et idiot.
Comment faire son trou dans ces conditions? Comment déloger un des titulaires en ne jouant que des bouts de matches et en enchaînant les blessures en prime? Pourquoi recruter un joueur de son calibre pour en faire le cinquième choix au milieu? Les dirigeants semblent avoir retenu la leçon, comme en témoigne la signature de Stambouli, nettement plus logique. A Lyon ou Monaco, Cabaye aurait eu les clés de la boutique et tout le monde se serait extasié sur la précision de son jeu long et son intelligence tactique. A Paris, il s'est heurté à une concurrence redoutable, et on a voulu du coup le faire passer pour un joueur moyen (pour reprendre les propos de Dugarry au sujet de Cavani), alors que le type a de la classe à revendre.
S'il y a un homme qui reconnaît Cabaye à sa juste valeur, c'est bien Alan Pardew. C'est lui qui l'avait fait venir à Newcastle, et c'est à nouveau lui qui a su le convaincre de rejoindre Crystal Palace. L'entraîneur anglais savait que le Français, avec son expérience de la Premier League, son sens du placement et sa vision du jeu, était taillé pour devenir le patron technique de son équipe. Cabaye est un joueur éminemment précieux mais qui a besoin de sentir qu'on a entière confiance en lui. Il faut qu'il s'installe, qu'il prenne ses marques, pour donner sa pleine mesure et influer sur le jeu de l'équipe. Il n'est ni un remplaçant de luxe, ni un aboyeur, ni un récupérateur pur, ni un meneur de jeu, mais il est capable d'à peu près tout si on le laisse s'exprimer à sa guise: tacler dans les pieds adverses, intercepter une passe, poser une ouverture de trente mètres, allumer une mèche de loin.
Cabaye revit depuis qu'il est revenu en Angleterre et son coach ne tarit pas d'éloges sur son Frenchy préféré, mettant même la pression sur Deschamps au passage, au moment où la France découvre en Lassana Diarra son futur au milieu de terrain. Après le match contre West Brom, Pardew a déclaré: "Il veut jouer l'Euro et j'espère que tout le monde en France l'a regardé aujourd'hui, parce qu'il a été excellent". Auteur d'une passe décisive superbe et d'un but sur penalty, il a été le meilleur joueur sur le terrain. Depuis le début de saison, l'ancien Lillois a déjà marqué à trois reprises (deux fois sur penalty certes) et contribue grandement à la réussite de son club, troisième du classement avec quinze points.
On vous voit venir, avec vos gros sabots, bande de spécialistes de l'argument éculé ("ho hisse éculé" bien sûr) et de la remarque prévisible: Cabaye, ça fait le barbot à Newcastle, ça brille à Crystal Palace (jeu de mots, jeu de vilo), mais c'est incapable de jouer à United ou Arsenal, et son expérience parisienne s'est soldée par un échec. Ce à quoi nous répondrons qu'on ne saura probablement jamais s'il avait la carrure pour évoluer chez un membre du Big Four (ce dont nous ne doutons guère), ce qui est fort dommage, et qu'on peut se demander pourquoi un Wenger ou un Ferguson n'a jamais cherché à l'attirer.
D'autre part, Cabaye s'est souvent montré impeccable sous le maillot bleu, notamment lors des deux derniers tournois qu'il a disputés (le premier but français contre l'Ukraine, c'est lui). Le niveau international, ça vous suffit pour juger de la qualité d'un joueur, ou il faut aussi qu'il soit bien noté dans FIFA 16? Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les amateurs de grosses cuisses et de chevaux de course, Cabaye reste un joueur très important des Bleus, qui mérite une place de titulaire lors de l'Euro. Il aura alors trente ans, probablement une belle saison dans les canes et une cinquantaine de sélections au compteur. Comme il n'est pas certain que l'intelligence soit la chose la mieux partagée en équipe de France, se passer d'un joueur aussi lucide, posé et professionnel que lui constituerait une grave erreur.
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