C’est l’éternelle question qui anime tout taré de football
digne de ce nom : qui est le plus grand joueur de tous les
temps ? Les plus jeunes, coupables d’un déficit d’histoire
footballistique, hésiteront entre Messi et Ronaldo, stars
surmédiatisés collectionneurs de buts, de vidéos Youtube et de
Ballons d’Or, véritables icônes modernes. Les quadragénaires qui
ont eu la chance de voir passer pas mal de cadors du ballon rond
évoqueront plus naturellement Zidane et sa technique soyeuse, la
finesse et la puissance dévastatrice de Ronaldo, le sens du but inné
de Van Basten, l’extraordinaire prestance de Maldini, la maestria
de Baggio, l’insolente facilité de Romario, le toucher de balle
unique de Bergkamp. Les plus anciens songeront évidemment à Pelé
et ses trois Coupes du Monde, à Di Stefano la légende du Real
Madrid, aux arabesques de Cruyff, à la classe insensée de
Beckenbauer, aux neuf buts de Platini lors de l’Euro 84. Mais selon
nous un joueur met tout le monde d’accord de par son exceptionnel
talent naturel, son palmarès plus que respectable (comme disaient
Chirac et Casanova, rien ne vaut un palmarès) et la légende qu’il
véhicule : ils s’agit évidemment de Diego Maradona, idole
des peuples argentin et napolitain, gamin aux pieds d’or (pibe
de oro pour les plus bilingues
d’entre vous), symbole éternel de la revanche des petits sur les
puissants de ce monde, nabot de génie, dribbleur insaisissable et
court sur pattes, buteur et
passeur de légende, archétype
du gaucher unijambiste, personnage controversé et cocaïnomane
notoire, chantre péronisto-castristo-chaviste de
l’anti-américanisme,
petit protégé de la Camorra
napolitaine, grand ennemi de la FIFA et de Joao Havelange, ange des
pelouses matraqué par les pires bouchers de son époque.
Maradona,
c’est d’abord et avant tout le Mundial 86 au Mexique, qui reste
son chef-d’œuvre absolu. Jamais un joueur, à part peut-être
l’immense Pelé, n’avait tant dominé la reine des compétitions.
Il commence son festival en
martyrisant la Corée du Sud, qui ne peut l’arrêter qu’en
commettant faute
sur faute et en multipliant les cartons. Contre l’Italie, il
égalise subtilement d’un tir croisé du gauche (naturellement) sur
une merveille de passe de Valdano, avant
de mettre la misère aux Bulgares et de délivrer un centre parfait
pour Burruchaga. En huitièmes
face à l’Uruguay, il trouve la barre de Fernando Alvez sur un
magnifique coup franc des trente mètres et signe quelques actions de
grande classe. La suite appartient à l’Histoire : la fameuse
main de Dieu contre l’Angleterre, joli
pied de nez
à Margaret Thatcher et sa
guerre des Malouines, suivi
de ce qui reste sans doute le
but individuel le plus incroyable de tous les temps, ce but qu’on a
qualifié de but du siècle et
qui a fait pleurer de bonheur
le commentateur argentin, qui remercia Dieu d’avoir inventé le
football et Maradona. En
demi-finale face à la Belgique, il devance la sortie de Pfaff pour
ouvrir le score avant de passer en revue toute la défense adverse et
de doubler la mise pour qualifier les siens pour la finale. Contre
l’Allemagne de Forster, Matthaus et Rummenigge, il ne marque pas
mais offre la balle du titre à Burruchaga qui s’en va battre
Schumacher. Evidemment, Maradona, qui soulève le trophée dans un
Estadio Azteca extatique, est
élu meilleur joueur du tournoi et marque à jamais la grande
histoire du football.
Après
un passage mitigé à Barcelone, où il se met surtout en évidence
en provoquant une bagarre générale contre l’Athletic Bilbao (22
buts marqués en deux saisons de Liga tout de même), Maradona signe
à Naples en 1984 pour ce qui marque le début d’une grande
histoire d’amour entre une ville et son héros, pour ne pas dire
son saint. Lors de la saison 1983-84, le Napoli ne finit que douzième
du championnat, et le public napolitain, venu en masse accueillir la
star argentine (70000 personnes au San Paolo pour sa présentation),
attend monts et merveilles de Maradona. Il espère surtout que leur
club, issu d’une ville pauvre du sud de l’Italie, prendra enfin
sa revanche sur les barons friqués du nord, à savoir l’Inter, le
Milan AC et surtout la
Juventus de Platini. Au terme de la première saison de Maradona en
Campanie, le Napoli ne termine que huitième,
malgré les quatorze
buts de son nouveau numéro 10, et
c’est l’Hellas Vérone
qui est sacré champion. La
saison suivante, le club remonte à la troisième
place et l’Argentin plante onze
pions, alors que le titre est une
nouvelle fois adjugé à la
Juventus.
Auréolé
de son nouveau statut de champion du monde et de vedette planétaire,
Maradona, au sommet de sa gloire, mène son équipe jusqu’au titre
en 1987, un véritable exploit qui lui vaudra une
aura iconique dans la cité napolitaine (aujourd’hui encore, on
peut voir des statues de Maradona dans la ville). Le Napoli termine
la saison avec 42
points en 30
journées, devance la
Juventus de trois
points, et le génial Argentin marque à dix
reprises. L’année suivante, Maradona, qui n’est pourtant pas un
pur attaquant, se voir sacré capocanoniere
avec 15 réalisations, devant son coéquipier brésilien Careca, qui
lui est un véritable avant-centre. En
1989, Naples remporte le Coupe UEFA en éliminant successivement le
Lokomotive Leipzig, Bordeaux, la Juventus, le Bayern et le VFB
Stuttgart (excusez du peu) et
Maradona s’offre trois buts. L’année
suivante, le Napoli s’offre un nouveau titre de champion d’Italie
devant le grand Milan AC de Baresi, Maldini, Gullit et Van Basten qui
remporte la C1 et l’Inter du trio allemand
Brehme-Matthaus-Klinsmann. Le niveau du championnat s’avère
exceptionnellement relevé cette année-là puisque la Juventus,
quatrième, remporte la Coupe UEFA, et que la Sampdoria se voit
sacrée en Coupe des Coupes. Avec 16 réalisations, Maradona finit
troisième meilleur buteur de Serie A, alors sans doute le meilleur
championnat au monde, derrière Van Basten et Baggio mais devant
Schilacci, Völler, Klinsmann, Careca, Mancini et Vialli.
Maradona
compte plus de 100 buts avec le Napoli et 34 en 91 sélections avec
l’Argentine, mais contrairement à d’autres joueurs, il ne doit
pas être jugé uniquement sur ses statistiques. On se souvient avant
tout de Maradona pour ses coups de patte géniaux, son sens aiguisé
du dribble qui rendait fou ses adversaires et qu’accentuait son
centre de gravité placé très bas, ses coups francs improbables,
ses corners directs, ses passes lumineuses de filou comme celle pour
Caniggia contre le Brésil en 1990, ses accélérations soudaines qui
cassaient les reins de ses chiens de garde, son incroyable aisance
avec le ballon dont il faisait à peu près ce qu’il voulait (ses
échauffements avec le Napoli tenaient du véritable numéro de
cirque). Techniquement, le
pibe de oro, qui
faisait déjà fantasmer toute l’Argentine à seize piges, était
un véritable phénomène qui pouvait décider du sort d’un match à
lui tout seul. Ce n’était ni un vrai meneur de jeu stratège ou
gestionnaire, une tradition dans laquelle s’inscriraient plutôt
des joueurs comme Ortega ou Riquelme, ni un goleador
en chef comme pouvaient l’être Kempes ou Batistuta, mais un
électron libre totalement
incontrôlable, une sorte de
deus ex machina, un
être surnaturellement doué descendu sur Terre pour expliquer le
football aux simple mortels, une
sorte d’aberration de la nature, un monstre de foire. A priori,
Maradona n’avait rien pour lui : ni la vitesse pure d’un
Messi, ni la puissance
physique d’un Pelé,
ni la silhouette longiligne voire
malingre d’un Cruyff ou d’un Platini, ni le charisme naturel d’un
Beckenbauer, ni la fluidité
gestuelle d’un Zidane. Du
haut de son 1,65m, il dominait le monde par la seule magie d’un
pied gauche inégalé, qui faisait de cet homoncule un véritable
roi, un demi-dieu des stades, un nain charismatique. Il
est le chaînon manquant entre Puskas, le major galopant et
bedonnant, et Hagi, surnommé à bon escient « le Maradona des
Carpates ».
Si
Maradona reste aussi unique dans l’imaginaire collectif, c’est
que contrairement aux autres légendes du football, il a su faire
gagner ses équipes quasiment à lui seul. Pelé avait Didi, Vava,
Garrincha, Rivelino et Jairzinho, Cruyff pouvait compter sur Krol,
Neeskens et Rensenbrink, Beckenbauer jouait aux côtés de Maier et
Müller, Zidane a toujours été extraordinairement bien entouré en
club et en sélection, tout
comme Platini, Ronaldo était
associé à Romario, Ronaldinho et Rivaldo, Messi secondé par Xavi,
Iniesta, Neymar, Suarez, Henry et Eto’o au Barça. Quand
l’Argentine remporte la Coupe du Monde en 1986, Maradona ne peut
s’appuyer que sur Valdano, auteur de trois buts, et Burruchaga,
buteur à deux reprises. Qui se souvient des Giusti, Batista,
Cuciuffo, Olarticoechea et autres Enrique ? Peut-être le Brésil
l’aurait-il emporté en 1958, 1962 et 1970 sans Pelé. Peut-être
l’Allemagne aurait-elle gagné sa Coupe du Monde à la maison sans
Beckenbauer. Peut-être la
France aurait-elle triomphé à Saint-Denis sans Zidane. Mais jamais
l’Albiceleste n’aurait pu être sacrée sans un Maradona hors
normes et décisif qui a littéralement porté son équipe sur ses
épaules et rendu son amour démesuré à tout un peuple.
Il
en est de même un Naples, un club qui se traîne en fond de
classement lorsqu’il le rejoint en 1984 et dont on se demande
encore comment il a pu attirer le
meilleur joueur du monde de l’époque. Parmi les joueurs marquants
de la saison 1984-85, on ne se souvient guère que de Ciro Ferrara,
international italien qui a passé plus de dix ans à la Juventus, et
de Daniele Bertoni, sélectionné à 31 reprises avec l’Argentine.
En 1987, Maradona emmène le Napoli jusqu’au titre entouré de
joueurs aussi obscurs que Garella, Bruscolotti, Renica, Bagni, le
bien nommé De Napoli,
Giordano ou Carnevale. Cette
même année, l’attaquant brésilien Careca signe à Naples et
viendra par la suite épauler Diego en marquant plus de cinquante
buts entre 1987 et 1990, avant
que son compatriote Alemao ne le rejoigne en 1988. Mais gagner un
titre au nez et à la barbe du grand Milan AC d’Arrigo Sacchi, de
la Juventus championne d’Europe en 1985 et de l’Inter des futurs
champions du monde allemands reste un exploit majeur qui aurait été
impossible sans Maradona, l’homme qui a redonné sa fierté à
Naples la déshéritée et
réussi à mener le SSC Napoli jusqu’aux plus hauts sommets
européens (il faut savoir qu’à l’époque la Coupe UEFA était
certainement plus difficile à gagner que la Coupe d’Europe des
Clubs Champions et qu’on 1988-89 on pouvait trouver sur la ligne de
départ des équipes comme le Bayern, la Juventus, l’Inter ou
Benfica). Il est simplement
dommage que Maradona et les siens se soient faits sortir de la C1 dès
les seizièmes de finale par le Real en 1987-88 et par le Spartak
Moscou en huitièmes en 1990-91
Comme
George Best avant lui (« J’ai dépensé quasiment tout mon
argent en femmes et en alcool. Le reste, je l’ai gâché »),
Diego, libre dans sa tête, a vécu une vie digne des plus grandes
rock stars qui a forgé son mythe. Adulé comme un enfant roi dès
son adolescence passée à Argentinos Juniors et Boca, prodige
annoncé transféré pour une somme record à Barcelone puis à
Naples où il fait l’objet d’un culte mystique, Maradona a passé
ses années napolitaines le nez dans la cocaïne, entre deux fêtes
mémorables et deux aventures extra-conjugales qui lui laisseront
quelques enfants illégitimes. Il met le doigt dans l’engrenage de
la came à Barcelone dès 1982 et
découvre la poudre blanche dans le monde interlope de la nuit
catalane avec lequel il s’acoquine suite à une vilaine blessure
infligée par Goicoetxea qui le tient longtemps éloigné des
terrains. Par la suite, la Camorra le fournit en substances illicites
et fait en sorte qu’il passe entre les gouttes lors des contrôles
anti-dopage, jusqu’à ce que l’Argentine élimine l’Italie de
son Mondiale à Naples en 1990, moment critique où la pègre choisit
de lâcher Maradona, qui est contrôlé positif à la cocaïne et
écope d’une suspension de quinze mois en 1991. En 1994, lors de la
World Cup américaine, il marque contre la Grèce avant d’être
pris pour usage d’éphédrine,
bien qu’un cocktail explosif de cinq produits différents soit
retrouvé dans son test.
En
2000, Maradona connaît sa première attaque cardiovasculaire et
effectue une cure de désintoxication à Cuba. En
2004, longtemps après avoir raccroché les crampons, mais
toujours accro à la blanche,
il est victime d’un malaise cardiaque le
laissant à la limite de la mort.
Disant alors ne plus toucher
à la drogue, il sombre dans l’alcool et la boulimie et est à
nouveau hospitalisé en 2007. Entre 2014 et 2019, il
subit trois hospitalisations pour des calculs rénaux et un
saignement de l’estomac. Le 25 novembre 2020, Diego Armando
Maradona meurt d’un arrêt cardiaque à son domicile de Tigre, dans
la banlieue de Buenos Aires. Trois jours de deuil national sont
décrétés par le gouvernement argentin immédiatement après
l’annonce de sa mort et le président du Napoli Aurelio De
Laurentiis ainsi que la ville de Naples proclament que le Stade San
Paolo sera renommé Stade Diego Armando Maradona. A soixante ans,
Maradona s’en va comme un Icare qui a volé trop près du soleil,
un ange déchu qui s’est brûlé au soleil de la gloire, un enfant
qui n’a jamais su grandir loin de sa balle ronde chérie, un prince
trop gâté pourri par son goût pour les femmes, la fête, la
came et la picole, un homme à la sensibilité à fleur de peau qui a
payé la rançon de la célébrité.
Il nous laisse orphelins du plus
grand joueur de football que le monde ait connu.
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