A l
a
mi-temps de la demie-finale de la Coupe du Monde 1998 entre la France
et la Croatie, le score est encore nul et vierge, et la menace rouge et
blanche plane sur le Stade de France. La France souhaitait sans doute
une revanche contre l'Allemagne, mais les Croates, qui ont balayé la
Mannschaft en quarts, sont infiniment plus dangereux.

Ce
sont de remarquables footballeurs à la nonchalance trompeuse, capables
d'imposer un faux rythme et d'anesthésier l'adversaire pour mieux le
surprendre. Ils sont en pleine confiance, parfaitement à l'aise dans
leur rôle de trouble-fête du tournoi et conscients de la pression qui
pèse sur les Bleus. Truqueurs et roublards, les hommes de Blazevic ont
le profil idéal pour faire sortir les Français du match et possèdent
avec Davor Suker le tueur de sang-froid capable de briser les rêves d'un
pays. En outre, même s'il s'agit d'un match à l'enjeu historique, le
fait que la Croatie ne soit pas un grand nom du football international
peur faire baisser d'un cran le niveau de vigilance.
Aimé
Jacquet a senti le danger et envoie son fameux "Vous allez perdre, les
gars" aux joueurs dans les vestiaires, histoire de secouer son monde.
Après vingt bonnes premières minutes, les Bleus se sont laissés peu à
peu endormir et ont permis à l'adversaire de s'installer tranquillement
et de jouer en marchant, comme il aime le faire. Cette demie-finale a
des airs de traquenard, et quand l'inévitable Suker ouvre la
marque vingt secondes seulement après le retour des vestiaires sur un
caviar d'Asanovic, on commence à se dire que la France, timide et
crispée, va perdre le match sans même le jouer.
Bien plus que ceux de Séville ou de Guadalajara, ce sont les fantômes de Fran
ce-Bulgarie
qui ressurgissent. La peur au ventre, l'équipe ne tourne pas rond, et
même son imperméable bloc défensif n'offre plus toutes les garanties:
sur le but, Lilian Thuram se traîne cinq bons mètres derrière tout le
monde et met en jeu Suker, lancé dans le dos de la défense centrale.

Paradoxalement,
ce but est peut-être la meilleure chose qui pouvait arriver aux Bleus,
qui prennent enfin conscience du danger et remettent de l'intensité dans
la bataille. Dans l'attitude de Thuram sur l'action de l'égalisation se
mêlent la colère, le refus absolu de la défaite et une sorte de révolte
enragée contre le sort. Tout faire pour ne pas être le héros malheureux
d'un scénario déjà écrit et le symbole coupable d'une équipe de France
apathique. Rentrer dans la gueule du destin, quitte à dépasser sa
fonction et à venir jouer les attaquants de fortune aux abords de la
surface de réparation.
En venant très haut chiper un ballon brûlant dans les pieds adverses, Thuram, lancé à corps perdu
dans sa quête de rachat, montre l'exemple et électrise les troupes. En
une minute, le fautif est devenu le guide. La France, bien plus
puissante que son adversaire, doit faire parler les muscles et imposer
le combat physique au lieu de regarder les Croates jouer tranquillement à
la baballe jusqu'au bout de la frustration. Avant de sortir son imp
robable
frappe enroulée du gauche sur le deuxième but, Thuram commence par
pousser Jarni hors du champ. Dégage de mon chemin, amigo. Cette finale,
elle est pour moi. A l'image de son bulldozer de buteur, les Bleus
passent en force.
Sans
cet incroyable doublé signé d'un défenseur qui n'avait jamais marqué
en équipe de France et dont le compteur restera bloqué après ce match
malgré plus de cent sélections supplémentaires, il n'y aurait peut-être jamais eu celui de ZIdane en finale. Le soir du 8 juillet 1998, il s'est passé
quelque chose de totalement imprévisible et d'extraordinaire au sens
propre du terme, et le sauveur, comme face au Paraguay, ne fut pas celui
attendu. L'exploit de Thuram, qui sort la France d'un mauvais pas et
lui offre sa première finale mondiale, est celui d'un homme qui a puisé
dans la fureur, le dépit et la culpabilité l'énergie nécessaires pour
réaliser l'impensable et inverser le cours des choses. Si les Américains
s'intéressaient au football, ils en auraient déjà fait un film.
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